Ma rencontre avec Jésus est tardive. Je veux dire ma vraie rencontre avec lui, d’être à être, au point d’entrer dans sa vérité et d’être habité par elle, par le désir que son Règne vienne. Le caractère tardif de cette découverte est d’abord dû à ma propre itinérance tortueuse, il est aussi la conséquence de mille faits historiques qui ont brouillé l’image même de Jésus.
Pourtant, dès l’âge de huit ans, une interrogation commence à me harceler, encore confuse mais déjà déchirante. Elle a fondu sur moi un jour de 1937. Comme les années précédentes, notre famille passe l’été au mont Lu, l’un des plus beaux sites de Chine, hanté depuis l’Antiquité par les grands spirituels et les artistes parmi les plus célèbres. À travers ces maîtres, on voit que le bien est incarné par la beauté de l’âme. La vision des jeunes filles jouant et riant dans leur baignade sous les cascades ajoute un éclat de joie au paysage. C’est en ce haut lieu, où terre et ciel sont en dialogue harmonieux, que le septième jour du septième mois, nous entendons l’annonce de la tragédie : mettant à exécution un plan longuement préparé, le Japon déclenche la guerre contre la Chine.
En raison de ce bouleversement, nous ne descendrons de la montagne que l’hiver venu. L’enfant de huit ans que je suis quitte une nature digne dans sa vêture de neige d’une blancheur immaculée, et découvre, en bas, le pays à feu et à sang. Le massacre de Nankin, dont il entend les récits et voit les photos, lui laisse pour toujours un goût de terreur : masses d’hommes tués à la mitrailleuse ou enterrés vifs, concours de décapitation, prisonniers attachés vivants sur des poteaux pour être les cibles des exercices d’attaques à la baïonnette, femmes violées partout à ciel ouvert, femmes enceintes éventrées, etc. J’apprendrai plus tard que la cruauté sans limites est un fait relevant de l’humanité entière. Toujours est-il que ma jeune âme a ce jour-là appris ceci : aucune vérité de vie ne sera désormais valable à ses yeux si elle ne répond pas de façon absolue à la double question posée par les deux mystères qui campent aux extrémités de l’univers vivant : Le mystère de la beauté sublime et celui du mal radical.
Au bout d’un cheminement fait d’errance et d’errements, chargé des blessures que j’avais reçues et de celles que j’avais infligées à d’autres, j’ai fait enfin la rencontre de Jésus. Je me suis dit alors : « C’est donc arrivé. » Quoi ? Quelqu’un est venu et a vécu parmi nous, il a dit des paroles et fait des gestes à nul autre pareil, qui nous montraient que le Royaume est parmi nous. Puis, lui l’innocent par excellence, prenant ainsi en charge l’humiliation de tous les innocents martyrisés du monde, il s’est laissé clouer sur la croix. En un unique acte et un acte unique, il a tenu les deux bouts de la vérité. C’est bien ce qui est arrivé : il a affronté le mal radical, et dans le même temps, il a montré qu’existe le bien absolu – l’amour absolu. Il est passé par cette mort indispensable, parce que c’était la seule manière justement de vaincre la mort, en offrant une voie ouverte à la destinée humaine. Avant lui, personne n’était allé aussi loin. Après lui, personne ne pourra aller aussi loin. Dans la continuité du temps humain, une coupure s’est effectivement faite : avant lui/ après lui.
Accomplissant son acte suprême, s’est-il appuyé sur ses seules forces, sa seule volonté ? Cet accomplissement aurait-il été possible sans cet Amour absolu qu’il portait jusqu’à la transcendance, et qui était en même temps si proche pour lui qu’il l’appelait « Père » ? Proche pour lui, proche pour nous : notre Père. En toute simplicité, il eut souci de nous faire don d’une prière qui résonne désormais dans toutes Les vallées perdues du monde : la prononçant, chacun se voit offrir Le Royaume et le pardon, entre en communion avec d’autres qui la prononcent en même temps, par-delà temps et espace, avec l’univers vivant en transformation qui n’a de cesse d’advenir.
… vers Emmaüs
Nous marchons sur la route de la mort
Sans un instant soupçonner
Que chemine à côté de nous
La Vie qui s’est levée
d’entre les morts.
Nous marchons dans la désolation
Sans un instant soupçonner
Que juste à côté de nous la Vie
Bascule une fois pour toutes
dans l’in-fini.
Voici le soir. L’auberge est ouverte
Et la table mise. Pain rompu,
Regard échangé, éclat de la voix/voie
Et tout le reste en nous
expire d’un coup.
Ce texte est certainement de François Cheng, un auteur vraiment important, d’une richesse inouïe. Poète, calligraphe, auteur de nombreux essais, etc. Je ne peux que conseiller de lire ses « cinq méditations sur la beauté » et « cinq méditations sur la mort ».
Marc Durand